Le Cotentin commence peut-être ici

texte de Marin Schaffner, photos de GANG


2024

Qui peut dire où finit le Cotentin ? Sur toute sa façade littorale
on le voit à peu près bien, puisque c’est la mer qui décide pour
les humains — et qui a fait de ce petit morceau de biosphère
une péninsule bien singulière. Mais au sud, où donc arrêter ce
pays ? À vélo et à l’argentique, selon une méthode déjà éprouvée ensemble, nous sommes partis mener l’enquête pendant trois jours, de Lison jusqu’à Granville, en passant par les gorges de la Vire.


Une itinérance le long d’une frontière




Le soleil de juillet tentait de percer les nuages lorsqu’on a descendu nos vélos du train en gare de Lison : un lieu improbable que connaissent bien les locaux. À cet endroit se croisent les voies de la ligne Paris-Cherbourg et de la ligne Caen-Rennes. C’est donc là qu’on change de train. Rien d’autre. Un hameau de transit, pile sur la frontière entre le département de la Manche et celui du Calvados. Autour de la gare, quelques échoppes, un carrefour vers la route de Saint-Lô, et l’Elle — affluente de la Vire —qui passe à deux pas. Rien d’autre. 





Lison est un bout du monde. Un endroit tout à fait approprié, donc, pour débuter notre enquête sur les frontières sud du Cotentin. À la terrasse du bar du Départ, en face de la gare, Patrick, la soixantaine, nous lance: « Au bout de la rue là, après la boucherie, t’es dans le Calvados. Mais la frontière entre la Manche et le Calvados, c’est pas la frontière du Cotentin. » Premier échange, et déjà le flou commence. Dans l’imaginaire le plus répandu de nos jours, le Cotentin correspond à la partie de la Manche qui va des marais du Cotentin et du Bessin jusqu’à Cherbourg. Mais historiquement, le Cotentin tire son nom du pagus Constantinus, le pays de Coutances, alors appelée Constantia. Il semble donc s’étendre bien plus au sud. Comme le dit l’historien Michel Giard dans son Dictionnaire du Cotentin (2012) : « Les marais qui, de Carentan à Portbail, coupent le Cotentin en deux, séparent un Cotentin résolument maritime au nord, d’un Cotentin plus bocager au sud. » Ce que l’on sait enfin, c’est qu’il y a trois autres pays ou régions naturelles qui entourent le Cotentin : le Bessin au sudest, le Bocage virois au sud, et l’Avranchin au sud-ouest. C’est donc le long de cette frontière que nous avons choisi d’aller poser notre regard et nos questions.







La première partie de notre voyage nous mène ainsi, entre chemins creux et petites routes, jusqu’aux sources d’Elle, au sud de la forêt de Cerisy. Là, un complexe d’étangs de pêche dans un écrin boisé, où des familles lancent la canne et se détendent. On est alors à dix kilomètres à l’est de Saint-Lô, et parmi les personnes interrogées, aucune ne considère que ce lieu est dans le Cotentin — ni dans le Bessin d’ailleurs. C’est comme si nous nous tenions sur une zone tampon, un espace indécis, une frontière non pas fixe et rigide, mais floue et mouvante.



Un bout d’après-midi file dans les reflets argentés des écailles. Nous reprenons nos vélos pour descendre jusqu’à l’imposante usine Elle&Vire de Condé, tout en bas dans la vallée.



Nous la contournons puis remontons la voie verte, le long du petit fleuve, jusqu’à Tessy. Sur les berges, nous rencontrons Romane et sa chienne Ifo, qui plonge sans répit dans la Vire pour ramener à sa maîtresse le bâton qu’elle lui lance. Romane, la vingtaine, nous livre son point de vue: «J’ai grandi entre Condé et Saint-Lô. Aujourd’hui j’habite à Caen, et mes parents vivent toujours à Condé. Pour moi, le Cotentin, c’est ici aussi. Là où j’ai grandi. Et ça va jusqu’à la mer. J’ai de la famille sur la côte près de Coutances, là-bas aussi c’est le Cotentin. »

Le jour déjà touche à sa fin. Une lumière dorée se pose sur la ripisylve — et la Vire ressemble étrangement à ma Sienne natale.






DES RIVES, DES ROUTES ET DES RAILS



Après une nuit de bivouac au bord de l’eau, on rencontre Erik lors de notre café en terrasse matinal. Motard chevronné, il a arpenté tous les chemins du coin en motocross. D’un oeil espiègle par-dessus sa petite moustache, il dit : « Ici on est à la limite entre le Cotentin et le pays de Vire. Saint-Lô t’es encore dans le Cotentin, Villedieu aussi. Sauf que là, autour de Tessy, c’est flou. Mais bon, moi je considère quand même que je vis dans le Cotentin. » Nous discutons de ce flou, de la manière dont on va pouvoir le raconter et le photographier en reprenant nos vélos.
Et, en quelques kilomètres à peine, nous voilà sous l’autoroute A84 à Pont-Farcy.




Là, la Vire coule mollement sous les piles de l’imposant viaduc de béton. Le bourdonnement lancinant du trafic y fait office de frontière sonore. La voie rapide qui enjambe rivières et bocages vient matérialiser une frontière de plus — anthropique celle-ci, mais évidente depuis le doux cliquetis de nos pédaliers. Nous nous engageons dans les gorges de la Vire une fois passée l’autoroute. Sentiers escarpés, rives verdoyantes, roches granitiques : la commune de Vire n’est qu’à douze kilomètres et nous sentons bien que nous nous éloignons un peu trop vers l’est. Nous nous dirigeons donc plein sud-ouest vers la commune des Noues de Sienne, où la forêt de Saint-Sever accueille les sources de la Sienne, de la Sée et de la Dathée.




Juste avant d’arriver, nous croisons une autre voie de chemin de fer : la ligne Paris-Granville. C’est elle qui semble tenir lieu de frontière entre Vire et Villedieu‑les‑Poêles. Nous décidons de la longer quelques kilomètres.



Et, près de Saint-Aubin-des- Bois, au creux d’une descente, nous apercevons Bernadette, quatre‑vingts ans, penchée dans son poulailler au milieu d’un champ de moutons : « Ça fait trente-six ans qu’on vit dans cette maison avec mon mari, Albert. Moi je viens de Montaigu-les-Bois, et j’ai travaillé toute ma vie comme bouchère à Villedieu. Mais ici je ne dirais pas que c’est le Cotentin. C’est le sud Manche. Pour moi, le Cotentin, ça commence plutôt aux marais de Carentan. Mais faudrait aussi demander à mon mari ce qu’il en pense. » Elle l’appelle. Il ne l’entend pas. Elle va donc le chercher dans la cuisine, et Albert, qui nous rejoint devant la maison, avance de sa voix polie par les ans : « Oh non, pour moi c’est plutôt par ici la frontière du Cotentin. Du côté de Villedieu. Moi je trouve que le long de la Sienne, c’est encore le Cotentin. » Nous traversons une fois encore la voie de chemin de fer, puis la départementale qui la longe. Et nous nous dirigeons pour bivouaquer vers les hauteurs de Rouffigny où, le long de l’Airou, nous sommes de nouveau à quelques kilomètres de la A84 —qui plonge au sud vers Avranches.



LÀ OÙ LE BOCAGE RENCONTRE LA MER





Un ciel bleu, ensoleillé et sans nuage, accueille la matinée de notre troisième et dernier jour d’escapade. Nous allons le passer à redescendre jusqu’à la mer, en longeant le Thar — dont l’embouchure est la limite globalement reconnue entre l’Avranchin et le Cotentin, ce qui est mentionné dans de multiples livres, mais aussi sur la page « Cotentin » de Wikipédia. Premier arrêt à La Haye-Pesnel, à deux pas des sources du Thar, où Jean-Luc le buraliste nous répond en se grattant le crâne : « Est-ce qu’on est dans le Cotentin le long du Thar ? Ça je ne sais pas… Mais en tout cas on doit pas être loin de la frontière. » Nous suivons le fleuve côtier jusqu’au coeur de la forêt de la Lucerne, où les chemins l’enjambent de petits ponts de pierre. Nous y croisons Annick et Gilbert, en pause pique-nique sur un tronc d’arbre, au milieu de leur journée de randonnée. Son sandwich à la main, Annick se lance : « Pour moi, le Cotentin, c’est à partir de Carentan et jusqu’à Cherbourg. Mais nous on habite dans l’Avranchin, donc on n’est peut-être pas les mieux informés. À la limite, si je devais donner une frontière plus au sud, je dirais la Sienne. »



Nous sommes alors à moins de dix kilomètres du lieu où le Thar rejoint la mer. Nous profitons de la pente pour nous laisser porter jusqu’à la côte. Là, le Thar traverse Jullouville et Kairon — deux stations balnéaires réputées du Sud granvillais — avant de former un petit estuaire qui parcourt la plage, juste au sud de l’éperon rocheux de Saint-Pair-sur-mer. Au loin les îles Chausey flottent dans la brume de chaleur. Et l’on se prend à rêver de soudain tout renverser : et si pour voir le Cotentin, il fallait plutôt le regarder depuis la mer ? Et si c’était depuis les flots que cette péninsule prenait pleinement forme ? La baie des Veys et le Val de Saire à l’est, le Raz Blanchard au nord, la côte des havres (au nombre de huit) à l’ouest… Et peut-être même, si l’on osait, pousserait-on jusqu’à la majestueuse baie du Mont-Saint-Michel — qui n’est pas à proprement parler cotentine, mais qui en possède tant de traits.



Après trois jours d’itinérance, notre question reste la même : qui pourrait dire où finit le Cotentin ?
Les réponses, divergentes et enchevêtrées, semblent se faire le miroir du pays lui-même. Personne ne sait exactement où le Cotentin commence et où il s’arrête. Mais, dans un monde cerné de frontières rigides et fixes, cela est peut-être une force, peut-être une chance. Cela revêt en tout cas une certaine beauté. Car un pays, c’est avant tout un morceau de biosphère — un ensemble de couches multiples et mouvantes — où on a le sentiment d’être chez soi. C’est l’idée aussi qu’un lieu de vie ne se pense pas depuis ses bordures, mais depuis son coeur, depuis son milieu. Deux termes à la fois sensibles et biologiques qui nous aident à penser le Cotentin comme un pays vivant. Comme un corps traversé de flux, qu’on habite et qui nous habite. Et en acceptant l’indécision des frontières poreuses, en acceptant l’emboîtement des échelles, l’idée qu’on puisse se tenir sur plusieurs territoires en même temps, selon depuis où l’on regarde, peut-être ouvre-t-on la voie à deux sentiments essentiels à notre temps : celui que les frontières administratives créent aussi des frontières dans nos têtes ; et celui que les lieux dans lesquels nous vivons sont vivants — et qu’il est donc impératif d’en prendre soin.